2020 / 15 June

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Les images traversent le temps et me reviennent, en vrac.

 

Je les repasse, en spectateur.

 

Les images.

 

Cette folie n’a jamais été mienne. Je n’ai jamais vécu ces frayeurs et mes yeux sont propres de toute trace de sang, de cris et de gestes.

 

Je n’ai jamais flirté avec l’Apocalypse.

 

Je me plais à penser que je ne l’ai jamais connue, que la guerre n’a été qu’un mauvais rêve, que ma présence en Espagne est un mirage et que Beyrouth m’attend avec ses lumières pour reprendre l’épisode de ma vie.

 

Beyrouth m’attend pour récupérer le fil d’une existence tranquille, dans ma ville lumineuse, au climat tempéré, aux hivers doux et aux étés magnifiques.

 

C’était bien ce que j’avais appris dans les livres de géographie. Mon pays. Le château d’eau, la Suisse de l’Orient. Ma ville, la perle de la Méditerranée, le Paris du Levant. Le climat tempéré, les hivers doux, les montagnes vertes, les forêts de pins, la vie paisible, la joie d’exister tout simplement. Le climat tempéré, les hivers doux, les montagnes vertes, les forêts de pins. La vie paisible, la joie d’exister. Tout simplement. Tempéré, doux, vertes, pins et paisible. Paisible.

 

Une injustice ?

 

Ce soir, nous irons nous promener sur la corniche, nous mangerons des pâtisseries à Badaro. Puis l’Orient-le Jour le matin, et le chocolat mou à La Pinède, la plage le dimanche, le Théâtre de dix-heures, les cacahuètes achetées aux égyptiens sur la Place des martyrs, et les souks, et la foule, et mes cousins, le ciné Empire, les cours de violon au Conservatoire National de Musique. Place du Capitole.

 

Je me rappelle. Oui.

 

De mon collège. Le Sacré Cœur.

 

Des louveteaux.

 

7ème Beyrouth.

 

Ma meute.

 

Et du violon. Du solfège et de la théorie.

 

Et des valses de Chopin sur le piano de ma cousine.

 

Marie.

 

Martelées.

 

Des souvenirs, en masse, piétinés par la folie des hommes.

 

Puis il y a eu le temps qui passe, l’Occident, ses bruits, sa vitesse, son rythme. Ils ont étouffé mes souvenirs, brouillé mes prunelles, terni les images qu’elles couvaient, ils ont dispersé aux quatre vents les bruits et les senteurs de mon Orient.

 

Mon Orient, éclaboussé par l’Europe, ébloui par son ampleur, pulvérisé par ses bruits, a fini par basculer impuissant dans les oubliettes de mon passé.

 

Du passé.

 

Mais entre mon passé et mon présent il y eut la guerre. Ses épisodes, je pourrais en citer des masses. Ses histoires sanglantes, injustes, incompréhensibles, d’une tristesse infinie, toutes pareilles. Toutes répétées, à l’infini.

 

Les images de ma jeunesse perdue à assister à l’effritement de mon pays. Les images de ma jeunesse ratée, passée à observer l’anéantissement de ma culture. Jeunesse gaspillée.

 

Des images sanglantes, des images vieilles, des images réelles. Et mon présent qui continue à les subir.